Avec sa voix douce et son air affable, Jacques Stern cache bien son jeu. Le récipiendaire de la médaille d’or du CNRS 2006, professeur à l’Ecole normale supérieure – dont il dirige le laboratoire d’informatique -, est un démolisseur. Un redoutable briseur de codes. Ce mathématicien de formation, passé tardivement à l’informatique, a fait des ravages dans une discipline longtemps régie par l’empirisme : la cryptologie. Cette "science du secret", dont il a décrit l’histoire et les principes dans un ouvrage limpide, est depuis l’Antiquité un art de la guerre. La cuirasse, c’est la cryptographie, c’est-à-dire le codage et l’écriture secrète. L’épée, c’est la cryptanalyse, qui vise à briser le code pour accéder au message caché.
Jacques Stern excelle dans les deux armes, avec peut-être une prédilection pour la seconde. "Comme un détective, il observe des phénomènes mathématiques isolés et est ensuite capable de les unifier dans une théorie", explique David Naccache, un de ses anciens étudiants passé par Gemplus, le géant de la carte à puce, aujourd’hui revenu à la recherche universitaire. L’élève se souvient avoir vu le maître trouver la brèche d’un système en quelques minutes. Ce qui l’a frappé chez Jacques Stern, c’est sa disponibilité vis-à-vis des jeunes qu’il lance dans la bataille. "Dans les autres disciplines, on se bat contre la nature. Ici, c’est contre un être humain, qui peut être retors. Il n’y a pas de règle codifiée, note encore David Naccache. Son tableau de chasse est impressionnant."
Fatalement, certains de ses confrères et amis en font les frais. "C’est de bonne guerre", convient Jean-Jacques Quisquater (université de Louvain), dont un protocole fut cassé en 1998 par Jacques Stern et un de ses élèves. Le chercheur belge ne lui en porte pas rancune. Il a accueilli dans son laboratoire l’un des fils de Jacques Stern, Julien, qui a fait une thèse en cryptologie avant de fonder avec son frère Alexandre une entreprise de conseil et sécurisation des échanges électroniques, Cryptolog. "J’ai peut-être eu le tort d’offrir un ordinateur à Julien pour ses 8 ans", sourit Jacques Stern.
Lui-même n’est pas né dans une famille de scientifiques. Ses grands-parents, juifs d’Europe centrale et de Salonique, ont émigré en France à la fin du XIXe siècle. Installés à Paris, ses parents tenaient un commerce de vêtements. Son père fut prisonnier de guerre, sa mère déportée en Allemagne. "Ils ont souffert, commente le fils, mais n’ont pas perdu confiance dans le pays que leurs parents avaient choisi, ni dans l’avenir."
L’avenir, c’était lui, enfant unique né dans l’après-guerre, abonné aux prix d’excellence, qu’un prof de maths oriente vers Louis-le-Grand et sa prépa scientifique. Il y gagne le goût pour ce qu’il pressent de la recherche. Mai 68 ? "J’ai beaucoup discuté, mais je n’étais pas dans la rue." Admis à Polytechnique, il préfère rejoindre Normale-Sup (ENS).
Après sa thèse sur la théorie mathématique de l’indécidabilité et un an à Berkeley (San Francisco), marié à une juriste spécialiste de droit international, il est bombardé à la chaire de mathématiques de l’université de Caen. Le jeune prof s’épanouit au contact d’étudiants peu nombreux et motivés – un peu le contraire de ce qu’il perçoit de l’université de masse d’aujourd’hui. Mais la vie de mathématicien l’use. "On produit dans la douleur, on ne peut penser à rien d’autre", lâche cet amateur d’opéra disert, qu’on imagine mal aujourd’hui en génie torturé. A l’époque, une obsession s’impose : créer utile. Après mûre réflexion, ce sera l’informatique, "cette mécanisation de l’abstraction", et en particulier la cryptologie. En maths, sa spécialité – prouver que quelque chose est impossible – n’a "aucun intérêt pratique". Mais en cryptologie, "si on peut garantir que l’adversaire est dans l’impossibilité d’accéder à des données, la preuve devient utile", résume-t-il.
Avec la logique, sa spécialité d’origine, il contribue à l’émergence d’une discipline sortie de la clandestinité dans les années 1970, sous l’impulsion de chercheurs, essentiellement anglo-saxons, soucieux de sécuriser les échanges de données. Naissent alors de nouveaux protocoles permettant de signer les messages, de chiffrer les données et de s’assurer de leur intégrité, autant de briques nécessaires à l’édification du commerce électronique.
En France, le monde académique ignore la discipline. Tout ou presque est à construire. D’abord "squatteur" à l’ENS à la fin des années 1980, Jacques Stern ne tarde pas à attirer des thésards, "brillants". "Il a fait école, c’est le père de la cryptologie française moderne", assure David Naccache. Jacques Stern est donc aussi un bâtisseur. Il a lui-même produit des algorithmes de cryptage, qui sont utilisés dans certaines applications en ligne. L’un d’eux, dit à connaissance nulle, permet de reconnaître un secret sans le connaître. Il est aussi l’auteur, seul ou en réunion, de plusieurs schémas de chiffrement à clé publique, sur la petite dizaine existant dans le monde.
Le chercheur a aussi contribué à la démocratisation des moyens de cryptologie. "On les trouve partout, dans tous les ordinateurs", note-t-il. En 1999, une loi en a libéré l’usage par les particuliers, après une longue résistance de la défense et de la police, qui voulaient conserver le monopole de cette technologie classée "arme de guerre de deuxième catégorie". L’année précédente, le gouvernement lui avait demandé un rapport, encore secret aujourd’hui, sur le sujet. "Il avait prôné une libéralisation raisonnable et a été suivi au-delà de ses espérances", révèle le général Jean-Louis Desvignes, qui était alors responsable du Service central pour la sûreté des systèmes d’information, successeur du Service du chiffre.
"Mon chef de laboratoire de cryptologie sortait de ses pattes", lâche encore le général. Dans l’industrie, la défense, l’université, la descendance de Jacques Stern est assurée. Sa renommée internationale est établie. L’homme, à l’allure encore juvénile malgré ses 57 ans, sans un cheveu blanc, n’a pourtant reçu que sur le tard, en 2005, la médaille d’argent du CNRS. Que l’organisme public lui décerne dans la foulée sa médaille d’or le rassure rétrospectivement sur son choix de carrière. Certains de ses camarades de prépa, qui avaient opté pour l’X, ne sont-ils pas devenus capitaines d’industrie, pour certains "chargés de fusions imminentes" ? "Je pensais que la recherche serait la voie la plus passionnante et difficile, mais ces défis-là ne le sont-ils pas tout autant ?", s’interroge-t-il. Drame mineur des surdoués, à qui l’excellence peut ouvrir plusieurs portes.
Parcours
1949
Naissance à Paris.
1968
Admis à l’X, il choisit l’Ecole normale supérieure.
1975
Thèse de doctorat sur la théorie des ensembles.
1997
Parution de "La Science du secret" (éd. Odile Jacob).
1998
Auteur d’un rapport confidentiel-défense sur la cryptologie.
2006
Médaille d’or du CNRS.
Auteur : Hervé Morin
Source : Le Monde – Le 7 octobre 2006