Quand les professionnels ne sont pas des visionnaires ni des devins mais bel et bien des communicants
En janvier 2011, le petit monde de l’intelligence économique a connu une agitation sans précédent. Institutionnels indéboulonnables, ancien haut responsable à l’intelligence économique, responsables de formations, universitaires, blogueurs… Oublié le vague à l’âme des professionnels de l’intelligence économique et bienvenu dans le monde médiatique. Pas celui d’une obscure émissions planquée au fin fond du Web.
Les portes du journal de 20 h et de la première page de la presse quotidienne nationale s’ouvraient à tous ceux qui oeuvraient dans la sphère de l’intelligence économique depuis des années. Un peu dans l’ombre.
A l’époque, j’assumais le choix de ne pas parler, de ne pas évoquer même le nom de l’affaire Renault. Cela me semblait pourtant tellement évident. Je ne savais pas, je n’avais pas d’information de première main et ma foi l’information journalistique et l’information de type « communiqués de presse » a ses limites. En tout cas j’ai une confiance assez limitée en ces sources pour ne pas y jour ma crédibilité de professionnels de l’information.
Par ailleurs il y a un temps pour tout : un temps pour l’enquête et un temps pour la vérification. Un temps pour la présomption d’innocence et un temps pour la condamnation.
Je ne ferai pas ici un récapitulatif exhaustif de cette histoire mais il me semble toutefois que maintenant que l’on y voit un peu plus clair dans cette affaire, je peux me permettre d’évoquer mon avis et quelques faits qui m’ont marqués.
Je commencerai donc par la conclusion de mon propos qui est toute simple « lorsque l’on ne sait pas l’on se tait ».
Conclusion de bon sens. En tout cas si l’on se borne à raisonner en « sachant » et non pas en « communiquant ». Car c’est bien de cela dont il s’agit. Les professionnels de l’intelligence économique ont défendus leurs intérêts quitte à faire quelques concessions sur la rigueur d’une analyse qui en l’occurrence fut inexistante…
L’objet : une grande entreprise « française » (même si la notion d’entreprise française pourrait faire l’objet de longues discussions)
Les suspicions : de l’espionnage économique ou industriel. La guerre économique pour certains. La France ne se laissera plus « désosser » et ne sera pas ce maillon faible de cette guerre économique. Pour l’illustrer quoi de mieux que le vocabulaire digne des meilleurs films d’espionnage : corruption, ex-filtration, espionnage. Du sensationnalisme à outrance et de l’audience.
Le coupable : le méchant salarié avec une forte suspicion qu’il serve la puissance étrangère. La Chine pour ne pas la nommer. Quelques uns en doutent et évoquent la piste tout aussi probable d’un concurrent français.
Journaux de 20 h, articles, prises de parole, successions d’affirmations, de brèves de comptoir sans aucun fondement si ce n’est celui de la suspicion. Les spécialistes de l’intelligence économique cèdent aux trompettes de la communication grand public. Sous le feu des projecteurs, ils compromettent l’image de sérieux et de rigueur de toute une profession pour servir leur ego et leurs intérêts personnels. Pour certains, pour remplir le banc de leurs écoles que certains qualifient d’usines à chômeurs dans les mêmes médias.
Et pourtant, ce n’était pas une première…
Ce n’est pas la première fois pour ceux qui veulent s’en souvenir quand même. Il y a eu un précédent. L’affaire Danone victime d’une OPA fictive par le Groupe PepsiCo. Notre chantre de l’intelligence économique, Alain Juillet, à l’époque encore en fonction officielle, s’insurgeait au journal de 20 h, criait au vol, au scandale, à l’assassinat, à la guerre économique. Bernard Carayon appelait au patriotisme économique ! Victimes en fait tous les deux d’une manipulation par de bons français, PDG et journalistes. Une simple manipulation de l’opinion publique visant à une augmentation de la valorisation du titre.
C’était en 2005 déjà. En 2011, le monde de l’intelligence économique qui se caractérise pourtant par l’immobilisme de ses têtes d’affiche semble avoir la mémoire bien courte.
Remontons plus loin jusqu’à l’affaire Gemplus, qui d’ailleurs fut un des arguments favoris de Bernard Carayon. A l’époque c’était les américains les méchants. Chez eux pas de pillage technologique, mais de l’argent, qu’ils investissent aux bons endroits. Dans des PME bien de chez nous détentrices de technologie clés. Gemplus était voué à disparaître une fois son savoir faire pillée. Force est de constater que Gémalto (Gemplus + Axalto) se porte plutôt bien maintenant et que TPG, le méchant de l’histoire, a retiré ses billes de la société (faisant je le pense une plus-valu plus qu’intéressante au passage…)
Les méchants sont parmi nous et nous devons nous en prémunir donc si l’on en croit les déclarations des « professionnels de l’intelligence économique ».
Nicolas Moinet ira ainsi même jusqu’à titre « seuls les paranoïaques survivent« . Un contre sens alors que justement c’est peut-être la paranoïa et les relations entre Carlos Ghosn et le Responsable de la sécurité qui ont conduits Renault au coeur de la tourmente.
Quelques semaines d’affaire Renault plus tard, le discours change. Pris la main dans le sac, les plus honnêtes reconnaîtront avoir parlé un peu vite, les autres pousseront le vice jusqu’à renchérir en argumentant que l’Affaire Renault ne fait qu’étayer la nécessité de se protéger.
Pourquoi ai-je voulu revenir sur cette affaire ?
Dans toutes des déclarations que ma fainéantise me pousse à ne pas analyser de façon exhaustive tant, de toute façon peu, de ces dernières ne semblent avoir de réel intérêt si ce n’est la propagation douteuse d’un message de la terreur économique, un point de détail a attiré mon attention.
C’est le rapprochement entre l’affaire Renault et une affaire plus ancienne, l’affaire Li Li Whuang (évoquée entre autre dans l’article de Nicolas Moinet sur le Blog des Echos, « seuls les paranoïaques survivent« , mais aussi sur le portail de l’IE et dans bien d’autres places.)
Je reviens donc sur cette affaire car j’avais été personnellement touché par le drame qu’a vécu probablement cette jeune étudiante à l’époque, condamnée à deux mois de prison fermes… mais condamné pour quoi ?
Espionnage économique ? Non certes pas…
Li Li Whuang n’était pas une espionne. Aucun lien n’a pu être établi entre elle et une quelconque puissance étrangère. Aucune fuite d’information.
Li Li a été condamnée à l’époque pour « Abus de confiance » et toute autre article disant le contraire à son encontre pourrait tomber sur le coup de la diffamation.
Pour aller plus loin et pour me faire ma propre opinion sur ce jugement, je me suis donc procuré comme tout bon citoyen en a le droit une copie de la décision de justice.
J’en ai sélectionné les passages les plus croustillants pour vous…
» [Valéo] précisait avoir constaté la DISPARITION de certaines données » : un peu con con l’espion chinois qui confond le ctrl+c du ctrl+x …
« Mlle Li affirmait ignorer qu’elle n’avait pas le droit de transférer des données informatiques » de l’intérieur de Valéo vers l’extérieur [NDLR : son ordinateur personnel] or « l’ordinateur de la société étant saturé elle avait transféré ces données sur son disque dur »
« son ordinateur [Valéo] ne disposant que de 8Go pour lui permettre de travailler sur le logiciel CATIA V5, la sauvegarde du stagiaire précédent occupant à elle seule 1,8 Go.
Et le point d’orgue de tout cela, alors qu’une charte de confidentialité prohibe l’usage de périphériques de stockage mobile, le tuteur de la jeune stagiaire « avait remarqué que Mlle Li avait débranché son disque dur pour lui permettre de brancher sa clé USB et que pour ce faire elle avait du se pencher sous le bureau pour l’atteindre. Le disque n’était pas apparent. » … sic … On y apprend donc avec intérêt que bien que l’usage de clé USB soit prohibé par le règlement intérieur (page 8) son tuteur y avait lui même recours.
Au final il est acté par le jugement que Li Li a agi « sans intention de nuire » et que le détournement de fichiers résulte d’un usage non approprié qu’elle a toutefois mené en connaissance de cause des interdictions en vigueur.
Une simple stagiaire donc condamnée pour avoir voulu bosser chez elle…
La lecture de cette décision de justice est édifiante. Intéressante au plus haut point. Elle montre aussi comment des spécialistes de l’intelligence économique et de la guerre économique ont si peu d’affaires à se mettre sous la dent qu’en guise d’illustrations ils nous resservent systématiquement les mêmes pétards mouillés.
Et s’il n’y avait pas tant de menaces que cela ? Si ce spectre terrifiant de la guerre économique ne servait pas seulement à trouver des excuses à des incompétences managériales de notre propre fait ?
Pour aller plus loin
Je reste pour ma part convaincu qu’il y a fort à faire en intelligence économique, en veille stratégique. Qu’avant de nous soucier de l’espionnage économique nous devrions nous soucier de ces pays qui aujourd’hui viennent nous mettre en difficulté sur notre compétitivité produit, sur nos innovations.
Le repli sur soi même, la stigmatisation de l' »autre » à travers la mise en exergue de quelques cas marginaux d’espionnage ou de pillage économique, qui existent par ailleurs depuis que l’économie existe, ne devrait pas nous faire ignorer tout le chemin qu’il y a à faire dans la surveillance et la compréhension de son environnement économique et de ses concurrents.
En se servant de l’affaire Renault pour occuper l’espace médiatique, les têtes d’affiche de l’intelligence économique ont juste montrer que l’on pouvait raconter une histoire sans avoir le début d’une preuve ou bien même d’une information vérifiée. Cela c’est pour moi l’anti-thèse de ce que devrait être notre métier.
En favorisant le volet « lobbying / influence » contre le « volet renseignement / veille », certains ont démontré qu’ils voulaient manipuler aussi bien qu’ils étaient manipulés.
Ce n’est pas mon métier. Je ne me reconnais pas dans l’image qui a été donnée de ma profession.
Mes conseils aux futurs professionnels de l’intelligence économique
- Quoique l’on vous dise du cycle du renseignement (ou de l’information), ne le perdez pas de vue. Avant d’analyser de l’information et de la communiquer il faut avoir de l’information et si possible de la fiable
- Avant de protéger son patrimoine informationnel, il faut en avoir. L’intelligence économique doit permettre de collecter de l’information pour favoriser l’innovation, pour comprendre les tendances du marché, et dans l’idéal pour décrypter les mouvements concurrentiels. Il y a beaucoup à faire avant de mobiliser toute son énergie à se protéger contre le méchant pilleur.
- Prenez du recul par rapport à l’information que vous manipulez tous les jours. Apprenez à connaître les médias et à vous en méfier. Cela doit faire partie de vos compétences de professionnels de l’intelligence économique d’essayer de valider une information. Vous vous devez d’avoir des réflexes si ce n’est de doute de vérification d’autant plus lorsque l’information est sensible ou que son utilisation peut avoir un impact lourd pour votre entreprise.
- Ne cédez pas à la folie médiatique. L’intelligence économique se doit de s’exercer de façon dépassionnée. Le recul nécessaire pour analyser une information ne peut se faire qu’au prix du recul et de la sérénité nécessaire à cette même analyse.