Historique : pour une fois, le mot n’est pas galvaudé. L’emménagement dans les mêmes locaux, à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG) et de la direction de la surveillance du territoire (DST) a commencé vendredi 18mai. Vers la mi-juin, les enquêteurs de la sous-direction antiterroriste (SDAT) de la police judiciaire seront les derniers à découvrir ces bureaux de la rue de Villiers, conçus selon leurs besoins. Il s’agit d’un regroupement sans précédent, derrière lequel se profile un chantier maintes fois évoqué : la création d’un service unique. Reste à savoir quelle serait son activité : du renseignement pur, de la police judiciaire, ou les deux? Dans ce grand ensemble en verre blindé, composé de deux bâtiments siamois, les policiers des trois principaux services antiterroristes emprunteront une entrée commune et les mêmes ascenseurs; ils partageront les salles de réunion et les machines à café, avant de se retrouver à la cantine. La SDAT et la DST disposeront des mêmes cellules de garde à vue, au sous-sol, à côté de l’armurerie, où la lumière du jour pénètre par des lucarnes. Tout cela peut paraître accessoire; cela ne l’est pas, si l’on tient compte des rivalités anciennes entre les services.
Deux années de préparation et plusieurs reports n’ont pas empêché le respect d’une règle immuable lors des déménagements de cette ampleur : l’imprévu cocasse. Ainsi, un système anti-incendie a été installé au-dessus du serveur informatique des RG; malgré les trois étages de parking, les concepteurs du site n’avaient pas prévu qu’autant de fonctionnaires souhaiteraient arriver en deux-roues, pour lesquels aucun emplacement n’a été prévu; il a fallu aussi gérer, avec une société de téléphonie mobile, la suppression d’une antenne-relais sur le toit. A cela se sont ajoutés les chipotages pour les mètres carrés ou les protestations de fonctionnaires habitant trop loin du site. A la DCRG, une vingtaine de personnes – essentiellement à des postes administratifs – ont été transférées dans un autre service pour cette raison.
Derrière ce rapprochement physique à Levallois se profile la création d’un service unique, à l’instar de ce qui existe dans d’autres pays occidentaux. Selon ses partisans, cette solution permettrait d’éviter les doublons, de mutualiser les moyens et de se concentrer sur quelques missions essentielles : l’intelligence économique, la prévention des risques, le terrorisme. "La fusion fonctionnera un jour, car on a bien expliqué aux personnels qu’il n’y aurait pas de perdants, pronostique Joël Bouchité, directeur central des RG. C’est ce sentiment qui fait traditionnellement échouer les réformes." Ce projet, caressé par Nicolas Sarkozy depuis plusieurs années, avait été repoussé en raison de l’hostilité de Jacques Chirac. Aujourd’hui, la volonté politique et celle des responsables policiers est forte, mais de nombreuses incertitudes demeurent. Il reste à s’accorder sur la nature de ce service et son périmètre. L’enjeu est fondamental en termes de pouvoir policier, d’efficacité dans la lutte antiterroriste et de libertés publiques. La nouvelle ministre de l’intérieur, Michèle Alliot-Marie, ne veut pas se précipiter. "Le rapprochement immobilier nécessitera une évaluation, avant une intégration des services", explique un conseiller.
"Les questions de principes doivent être réglées à un niveau politique, explique Pierre de Bousquet, directeur de la DST. Cela vaut pour la définition des missions ou la conservation de la capacité d’investigation judiciaire. Il faut aussi lever l’ambiguïté sur la nature de ce regroupement : s’agit-il d’un pôle de renseignement, d’un pôle de lutte antiterroriste, d’un pôle mixte?" Une des questions essentielles, encore en suspens, concerne la mission de police judiciaire. Aujourd’hui, la DST a une double compétence – renseignement et police judiciaire – et fait office, depuis le 11 septembre 2001, d’interlocuteur privilégié des juges antiterroristes dans les dossiers islamistes. Après une longue éclipse, la SDAT – ex-division nationale antiterroriste (DNAT) – a renforcé ses effectifs sur l’islam radical, mais reste encore très en retrait.
Deux hypothèses se profilent. La première consiste à créer un service uniquement dédié au renseignement intérieur, et à charger la sous-direction antiterroriste de toutes les enquêtes judiciaires. Cela supposerait le transfert – périlleux à gérer, même par étapes – de tous les officiers de police judiciaire de la DST vers la SDAT. Or la DST est attachée à sa double casquette et souligne l’efficacité du système préventif actuel, la France n’ayant pas été visée par un attentat islamiste depuis 1996. "C’est la clé de notre dispositif, envié par le monde entier", dit-on Place Beauvau.
Mais cette spécificité pourrait atteindre ses limites. Son principal acteur, le juge Jean-Louis Bruguière, vient de se lancer en politique. Certains policiers redoutent que les autres magistrats antiterroristes deviennent plus tatillons à leur égard. Exemple de confusion entre renseignement et judiciaire, sanctionnée récemment : un policier de la DST et un agent de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) se sont rendus à Guantanamo, début 2002, et ont interrogé secrètement les sept prisonniers français détenus à l’époque hors de tout cadre légal. Un nouveau procès se tiendra en décembre, après un complément d’enquête exigé par le tribunal.
Autre option envisagée : créer un service à plusieurs têtes. Cette direction générale serait divisée en sous-directions hermétiques, dont une à vocation judiciaire, absorbant ou non la SDAT, à moins que celle-ci reste autonome, sous l’autorité de la police judiciaire. Prudents dans leur expression, les responsables des services laissent toutefois deviner leur préférence. Les RG et la DST semblent favorables à la préservation de la double casquette, et donc à la seconde hypothèse. "Avec la DST, on parle le même langage, celui du renseignement", avance Joël Bouchité, pour les RG. "Il faudrait simplement que le futur service adopte les standards de rigueur professionnelle les plus élevés en matière de secret, c’est-à-dire ceux de la DST", précise Pierre de Bousquet.
Sans surprise, le point de vue est autre à la police judiciaire. "Il faut s’assurer de l’autonomie totale du volet judiciaire et ne pas le placer sous la même autorité que le renseignement, dit Martine Monteil, directrice centrale de la police judiciaire, dont dépend la SDAT. Nous nous appuyons sur des preuves matérielles dans les procédures, alors que, dans le renseignement, il arrive – et c’est normal – de travailler sur des hypothèses ou des rapports d’ambiance. Logiquement, la SDAT devrait être l’exécutant des missions de police judiciaire." Alors que se profile cette fusion des services et que la montée en puissance technologique se poursuit, le problème d’un contrôle extérieur plus ferme se pose avec force. "La création d’une délégation parlementaire n’est même pas liée à une fusion, estime Pierre de Bousquet. Dans toute démocratie moderne, la confiance accordée aux services dépend de la capacité des autorités politiques à contrôler leurs activités."
Auteur : Piotr Smolar
Source : Le Monde – Le 24 mai 2007