Aujourd'hui, les étrangers s'offrent des bouts d'Hexagone: bureaux, résidences secondaires, vignobles, œuvres d'art… Demain, c'est le cœur de notre industrie, les poids lourds du CAC 40, qui, à coups d'OPA et de fusions, pourrait nous échapper. Les politiques brandissent l'étendard du patriotisme, mais cette nouvelle bataille de la mondialisation, sur notre propre sol, semble mal engagée. Revue des fronts
La France à la ramasse. La France à vendre. L'image est-elle trop dure? Peut-être. N'empêche que se développe dans notre pays une mentalité d'assiégés économiques, repliés sur leurs craintes, leurs 10% de chômage, leur pouvoir d'achat en berne et leurs technologies flageolantes. Prospères Britanniques, Néerlandais ou Allemands débarquent de leurs avions low cost et font flamber le prix des longères et des bastides, rendant aux autochtones l'accession immobilière plus difficile encore. La France, pas chère, conjoncture poussive oblige, devient terre d'accueil pour les baby-boomeurs européens, qui lui assignent ainsi la mission, jugée peu glorieuse dans ce pays qui n'aime pas les services, d'être la maison de retraite de l'Europe. Déjà, 20% des achats immobiliers de certaines régions sont effectués par des étrangers. Vignobles et terres agricoles recueillent aussi les suffrages. Ainsi, le premier bénéficiaire en France des aides versées à l'élevage, le domaine de Berneuil (Haute-Vienne), a été racheté par des Italiens. Même chose pour les œuvres d'art, le mobilier, les éléments d'un patrimoine mythifié Pourquoi s'étonner? L'euphorie mondiale a permis, ailleurs, la création de grandes et petites fortunes privées. Il est normal que ces milliards s'investissent.
Quant au marché des bureaux parisiens, là aussi jugés incroyablement peu chers, lorsqu'ils sont évalués à une aune new-yorkaise, londonienne ou nipponne, il fait également l'objet de convoitises qui pour être nouvelles n'en sont pas moins vives. Morgan Stanley vient ainsi de s'offrir, pour 1,2 milliard d'euros, cinq immeubles à Paris et à la Défense, l'emportant sur 23 candidats!
Mais si, aujourd'hui, la situation s'envenime et si se lèvent les appels au patriotisme économique, c'est surtout parce qu'une nouvelle étape de la mondialisation est lancée: les entreprises des pays émergents, tel le chinois Lenovo reprenant les PC d'IBM ne se contentent plus de participations dormantes dans les groupes occidentaux, elles en veulent le contrôle. Face à cela, ces derniers n'ont pour se défendre qu'une solution, grossir. La grande saison des achats est lancée. A coups de fusions, d'OPA agressives s'il le faut: «Le tabou de l'OPA hostile est tombé», constate un banquier. Résultat, la France s'angoisse à l'idée de voir ses plus beaux fleurons atterrir dans des mains étrangères.
Le CAC a le «ventre ouvert»
Les politiques sonnent le clairon. Dominique de Villepin lance un concept qui fait florès: «Je souhaite rassembler toutes nos énergies autour d'un véritable patriotisme économique… Il s'agit bien […] de défendre la France et ce qui est français.» Arnaud Montebourg, qui a fait de la question son cheval de bataille, harangue ses collègues de l'Assemblée nationale: «Une grande vague de restructurations à coups d'OPA meurtrières se prépare et les groupes français sont dans l'œil du cyclone.» Et le député de Saône-et-Loire de pronostiquer sombrement: «Tous les scénarios catastrophe sont désormais possibles concernant cette industrie française que contribuables, salariés et territoires français ont patiemment bâtie.» Les 15 milliards d'euros mis par l'Etat français pour redresser sa sidérurgie, la perte de 100 000 emplois qui a désespéré le Nord et la Lorraine… Que tous ces efforts soient aujourd'hui balayés et Arcelor happé par Mittal Steel (à l'abri d'une contre-attaque en raison du contrôle de son capital), décidément, ça ne passe pas. Et cela peut se comprendre. D'autant que ce banquier d'affaires enfonce le clou: «Croyez-moi, ce n'est pas fini.»
«C'est en réalité pratiquement le quart du CAC 40 qui est ébranlé», renchérit un observateur averti. Si le CAC est ébranlé, c'est parce qu'il est faible, et si la France s'angoisse, c'est qu'elle est vulnérable. Certes, les ténors de l'industrie française se sont jetés dans le grand bain de la mondialisation et ont lancé leurs groupes hors des frontières: 70% de leurs ventes se font à l'étranger et ils y emploient plus de 60% de leurs effectifs.
Mais il y a un hic, et il est de taille: le CAC lui-même est déjà possédé à près de 50% par des actionnaires étrangers, une situation pratiquement sans égale dans le monde occidental. Résultat, non seulement les profits réalisés par les groupes français vont financer les pensions des retraités nippons, américains ou écossais, mais il n'est guère de sursaut nationaliste à attendre de ces actionnaires-là. De toute façon, le manque de solidarité de la place financière de Paris est une autre de ses faiblesses: «Qu'Arcelor soit attaqué, Henri de Castries [patron d'Axa] s'en fout. En Espagne ou en Italie, tout le monde se mettrait à acheter…», déplore un banquier parisien. Enfin, si, aujourd'hui, certains observateurs le disent à l'encan, c'est que le CAC a «le ventre ouvert», selon l'expression de l'un d'eux. Avec une part de leur capital (le flottant) disponible sur les marchés de plus de 80%, voire 90% (92 pour Lafarge, 91 pour Thomson, 90,5 pour Vivendi…), la plupart des entreprises sont démunies face aux prédateurs étrangers. Aussi les rumeurs vont-elles bon train: chaque banquier a sa liste, Matignon a la sienne. Ce banquier d'affaires compte sur ses doigts et cite Accor, Altadis, Air liquide, Carrefour, Casino, Danone, Lafarge, Saint-Gobain, Société générale, Thomson, Vinci, Vivendi. Et aussi Alcatel, qui, s'il réussit à avaler Lucent comme il tente de le faire pour la deuxième fois en cinq ans, sera au moins plus difficile à croquer. Société générale sent dans son cou le souffle chaud de City Group, Eiffage celui de l'espagnol Sacyr et du Belge Albert Frère, Altadis celui du britannique Imperial Tobacco, Vivendi celui de Sebastian Holdings… Résultat, «tout le CAC 40 réfléchit aux moyens de se protéger», observe un financier. Car l'ambiance a totalement changé depuis l'automne 2003 et l'attaque du canadien Alcan sur Pechiney. A l'époque, l'atmosphère était plutôt «cool»
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Francis Mer, alors ministre des Finances, assurait ainsi à L'Express: «C'est le jeu de la mondialisation. Et nous aurons des garanties, vous verrez, les centres de décision resteront en France…» On a vu!
Des barrières de papier
Moquée dans les cercles internationaux pour son protectionnisme, la France se caractérise pourtant par la faiblesse de la protection de ses entreprises. Nombre d'entre elles ont longtemps usé des droits de vote doubles, mais ils ont été pour la plupart supprimés sous la pression des fonds : «Beaucoup de sociétés aujourd'hui s'en mordent les doigts», souligne un financier, qui déplore aussi que les noyaux durs des années 1980 n'aient pas été remplacés.
Ainsi Thierry Breton défendant le projet de loi qui transpose la directive européenne sur les OPA espère-t-il au moins que les entreprises françaises puissent «se battre à armes égales». Des barrières de papier y suffiront-elles ? Rien n'est moins sûr. Depuis trente ans, les gouvernements de gauche ou de droite ont refusé de bâtir un capitalisme fort, une économie moderne. Ils en paient aujourd'hui le prix. Et les Français aussi, des jeunes qui commencent leur vie professionnelle par le chômage – mais certains continuent de le préférer au CPE, et cela aussi suscite toutes les moqueries européennes – aux seniors éjectés du marché du travail avant l'heure, en passant par tous ceux qui regardent foncer les trains de la prospérité mondiale. La France est à vendre parce qu'elle n'est plus maîtresse de son destin.
Auteur : Sabine Delanglade
Source : L'Express – Le 30 mars 2006